samedi, octobre 08, 2022

Cioran et le bouddhisme



Loin d'être seulement un moraliste et un essayiste, comme on se plaît à le répéter, Cioran est bien un authentique philosophe, dont la pensée, certes contradictoire, fragmentaire et aporétique, se meut entre scepticisme et nihilisme ; n'est-ce pas d'ailleurs à bon droit que sa pensée, à la cohérence certes ô combien paradoxale et ambiguë, se laisse confronter, de par sa profondeur et sa richesse, à celle d'un Nietzsche, par exemple, quand bien même Cioran serait-il un penseur de moindre envergure ? Or, parmi les penseurs contemporains, nul davantage que Cioran n'a manifesté autant de dilection pour le bouddhisme.

Plaçant Pyrrhon et le Bouddha au-dessus de tout, Cioran confie s'être senti attiré par le bouddhisme dans la mesure où c'est une « religion athée » exempte de tout recours à la foi : « Le bouddhisme m'a pendant longtemps intéressé ; c'est que le bouddhisme vous permet d'accéder à une religion sans avoir la foi. Le bouddhisme est une religion qui ne préconise que la connaissance. On nous enseigne que nous ne sommes que des composés, que ces composés se dissolvent, qu'ils n'ont pas de réalité, on nous démontre notre non-réalité. Et ensuite, on dit : maintenant tirez les conséquences » (Cioran). Quoi qu'il en soit de la justesse de cette caractérisation du bouddhisme comme « religion athée » exempte de tout recours à la foi (caractérisation sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, tant elle appellerait des précisions et des correctifs afin d'éviter d'éventuels contresens), le fait est que Cioran, au témoignage de ceux qui l'ont bien connu (M. Eliade, G. Matzneff), était un esprit religieux sans religion (à la différence d'un Montherlant, par exemple, qui, lui, était totalement agnostique et athée) ; Cioran, tout en étant agnostique et athée, reste passionné par les questions théologiques. Mystique sans idoles, le fils du pope de Sibiu juge le bouddhisme supérieur au christianisme : « Mon objection contre le christianisme : il n'aide que si on a la foi, alors que le bouddhisme est d'un grand secours, quelles que soient vos croyances. - Je me méfie d'une religion où l'on a des rapports si compliqués, presque mesquins, avec un dieu personnel auquel on ne peut pas croire si on n'a pas la grâce, c'est-à-dire si, lui, il ne vous l'accorde pas -, tandis, que le bouddhisme ne fait appel qu'à la réflexion, à l'effort vers la connaissance » (Cioran). « Quelle erreur que celle des deux Testaments d'avoir personnalisé la divinité ! En créant un dieu à notre image, ils l'ont rendu fragile, vulnérable, éphémère. Le bouddhisme est autrement dans le vrai » (Cioran). « Ce dieu trop personnel du christianisme ne me dit plus rien, ni non plus cette ferveur directe, lyrique et quasi érotique qui m'enchantait tant a une autre époque de ma vie. Après avoir fréquenté un certain temps le bouddhisme, il m'est impossible de revenir aux mièvreries chrétiennes » (Cioran).

Bien plus, Cioran n'ayant pas consenti à séparer sa pensée et son individualité, ses théories et son destin personnel, c'est à la lumière de la doctrine bouddhique qu'il tente de comprendre sa propre trajectoire existentielle, ressaisie dans sa « discorde intérieure ».

Étrange destin pourtant que celui de Cioran : après s'être longuement targué, d'être bouddhiste, il s'est aperçu qu'il ne pouvait triompher de son moi, au point d'avouer que son bouddhisme n'était qu'une «imposture ». C'est ainsi que celui qui « ambitionnait de devenir l'émule du Bouddha » (Cioran) devait faire l'aveu suivant : « Au fond, la seule religion qui me séduise vraiment est le bouddhisme. Mais je ne suis pas bouddhiste, je vis par contradictions, lesquelles m'empêchent d'adhérer à une doctrine quelconque [...]. L'histoire des religions, quelle erreur ! Le spectacle de la mort est plus enrichissant que l'enseignement du Bouddha ».

Fantasmant lyriquement sur l'utopique condition ataraxique mais conscient du caractère impraticable du chemin de la délivrance, il finira par se résoudre à la « sagesse de l'indélivré » (cette notion apparaît dans Le Mauvais Démiurge, mais s'affirmera surtout à partir de 1990) : devenant « ce sage qu'il ne sera jamais », n'aspirant même plus au nirvâna, Cioran devient alors ce « sage indélivré » (ainsi qu'il se nomme), qui se caractérise par le projet utopique et paradoxal d'une acceptation volontaire d'être non délivré en vue d'atteindre à une sagesse qui lui promettrait la délivrance.

Tel est le paradoxe dont il convient d'élucider les raisons, s'il est vrai que le rapport de Cioran au bouddhisme, par-delà les vicissitudes de sa trajectoire individuelle, intéresse l'aventure spirituelle de l'Occident tant il est emblématique. Prendre la mesure de ce paradoxe et en démêler les raisons reviendra à mettre au jour l'écart qui sépare le bouddhisme authentique et le « bouddhisme frénétique » de Cioran (ainsi qu'un de ses amis caractérise Le Mauvais Démiurge).

Il apparaît que deux séries de raisons se conjuguent pour rendre compte d'un pareil écart. Que cela tienne d'abord à son idiosyncrasie personnelle est patent, et l'on connaît l'ancrage physiologique de sa pensée. Mais cela tient autant également à la manière propre qu'a Cioran d'entendre le bouddhisme, manière qui n'est pas sans lui infliger certaines distorsions, voire des solécismes d'interprétation. Si les raisons qui tiennent à son idiosyncrasie personnelle sont trop évidentes et trop connues pour qu'il soit besoin d'insister longuement - « Glissez mortels ! » - (au demeurant toutes les études sur Cioran les cernent parfaitement), les distorsions subtiles auxquelles Cioran soumet le bouddhisme méritent d'être mises au jour et analysées afin de comprendre à l'aune du bouddhisme lui-même pourquoi Cioran, aspirant à la délivrance, devait inéluctablement connaître un tel échec : c'est au fil conducteur du bouddhisme lui-même qu'il convient d'apprécier le faisceau de facteurs qui a conspiré à sceller son échec.

Cioran et son intérêt de prédilection pour les philosophies orientales

Si marqué qu'il soit, l'intérêt de prédilection de Cioran pour le bouddhisme demande cependant à être apprécié dans le cadre plus large de son intérêt pour l'ensemble des religions et philosophies de l'Inde, et ce dès sa période roumaine (il a suivi les cours de Mircea Eliade à l'Université de Bucarest). Car du relevé des occurrences consacrées aux religions et philosophies de l'Inde, il appert que Cioran s'est toujours intéressé à l'ensemble des religions et philosophies de l'Inde, dont le bouddhisme, on l'oublie trop souvent, n'est jamais qu'un rameau particulier : sur les 125 occurrences environ qui se peuvent dénombrer dans son œuvre (réunie dans l'édition Quarto et dans les Cahiers, c'est là un ordre de grandeur), on ne compte pas moins d'une vingtaine consacrées aux Upanishad et au Vedânta, à la Bhagavad Gîtâ (qu'il confie avoir lue une vingtaine de fois), au Sâmkhya, à des figures de mystiques tel Râmakrishna, aux grands indianistes tels que M. Eliade (auquel il consacre un texte), H. Zimmer, etc.

« A dire vrai, j'aurais pu être heureux dans une autre civilisation, et à une autre époque, aux Indes, au temps védique, etc., etc. Chine, Japon !

Il y a en moi un fonds d'Orient que je retrouve toutes les fois que je me détourne de cet intolérable monde moderne. L'Orient, cet univers sans temps, cette province absolue, - objet de tous mes regrets » (Cioran). « Les Veda, les Upanishad, j'y reviens de temps en temps. Tous les ans, j'ai des accès d'indianité » (Cioran).

En fait, contrairement à ce que l'on croit, Cioran a hésité entre les Upanishad et le Vedânda, d'une part, et le bouddhisme, de l'autre, et même le Taoïsme : « Ma position « philosophique » se place quelque part entre le bouddhisme et le Vedânta » (Cioran). « Devant la mort il n'y a que deux formules possibles : le nihilisme et le Vedânta. je passe de l'une à l'autre sans pouvoir m'arrêter ou me fixer à aucune » (Cioran). « Le Vedânta et le bouddhisme - le Soi et la négation du soi – deux manières de s'accommoder de la mort et d'en triompher. Essence ou agrégat. Entité ou “formation” » (Cioran).

Ce qui est exact, c'est que dans sa période française Cioran devait approfondir son intérêt pour le bouddhisme et qu'il se lance dans des lectures étendues de textes bouddhiques de sorte que son niveau d'information est supérieur sur le versant bouddhiste que sur le versant upanishadique et védântique : grâce à son amitié avec M. Eliade et sa familiarité avec son œuvre, il eut accès à des traductions sérieuses, notamment de textes du Mahâyâna, à des travaux de référence en la matière (De La Vallée-Poussin, L. Silburn, Instant et Cause. Le Discontinu dans la pensée philosophique de l'Inde), alors que sa connaissance du Vedânta reste tributaire d'un auteur déjà dépassé en son temps (par exemple, il cite Shankara à partir d'Oltramare, au nom d'ailleurs mal orthographié, Histoire des idées théosophiques dans l'Inde).

Ainsi pourra-t-il noter avec pertinence :

« J'ai réfléchi au Vedânta, avec le sentiment de l'avoir compris ou plutôt senti. Il me semble que j'ai perçu pour la première fois le sens de l'Atman et du Brahman, leur communication et aussi la possibilité de leur identité. Le Vedânta est plus exaltant que le bouddhisme, mais le bouddhisme est plus direct, terre à terre, et aussi plus radical ; ensuite, avec lui, on court moins le risque de se tromper, de sacrifier à une illusion. En effet, cela ne veut rien dire de revenir du bouddhisme, puisque le postulat sur lequel il s'appuie est que tout est illusoire, donc de quoi pourrait-on revenir encore, une fois qu'on s'en tient audit postulat ? Alors que le Vedânta, s'il déclare ce monde illusoire, il ose en revanche le Brahman et l'Atman, ces deux en un, comme suprême réalité. Or tout ce qui affirme et proclame le réel, l'absolu si l'on veut, court le risque d'être infirmé ou d'inspirer des doutes. Il est facile de revenir de l'être, mais quand on bâtit, comme le Bouddha, sans se soucier de l'être ni même du non-être, on ne voit pas de quoi on serait revenu. L'être seul peut décevoir ; mais quand on le remplace par rien, ce rien, nécessairement simulacre de l'être, comment décevrait-il puisqu'on n'en attend précisément rien ? » (Cioran).

Le bouddhisme : un scepticisme radicalisé

« On me demande : Est-ce que vous avez subi l'influence de X et de Y ? - Non. Je n'ai eu que deux maîtres : le Bouddha et Pyrthon » (Cioran). Or, la principale distorsion que Cioran inflige au bouddhisme tient précisément à ce que son propre scepticisme l'incline à aborder le bouddhisme à la lumière du scepticisme antique, comme si le bouddhisme n'était en fait qu'un scepticisme radicalisé. Issu du scepticisme incandescent de sa période roumaine, le scepticisme de Cioran s'inscrit à la croisée du scepticisme de Pyrrhon et de celui de Sextus Empiricus, encore que les inflexions pyrrhoniennes y prédominent. Que la légende suivant laquelle Pyrrhon aurait accompagné son maître lors de la campagne d'Alexandre en Asie et aurait rencontré en Inde des gymnosophistes ait un fondement historique ou non, nul ne saurait nier que les démarches sceptique et bouddhique apparaissent consonantes.

Certes, il est vrai que les conclusions phénoménistes du scepticisme consonnent étrangement avec la démarche sur laquelle s'appuie la doctrine bouddhiste. De part et d'autre, on décèle une même remise en question de la prétendue connaissance objective, une même radicalité désontologisante qui aboutit à la pulvérisation de la réalité, tant il est vrai que l'attitude de remise en cause, de négation, de méfiance à l'égard des évidences sensibles est essentielle au scepticisme comme au bouddhisme en tant qu'ils mettent à distance les évidences sensibles. Or, comme dans le pyrrhonisme et le bouddhisme, le scepticisme chez Cioran est avant tout « un exercice de défascination » ; « La sagesse ? L'art de se déprendre. L'insensé s'emballe, le sage se déprend » (Cioran).

De part et d'autre, on décèle également une même remise en question de l'identité d'un sujet dont on sait à quel point l'enseignement bouddhique s'est montré soucieux de le réduire à une simple combinaison d'agrégats (skandha).

Bien plus, le bouddhisme met en œuvre une déconcertante méthode d'éveil proche de ces pratiques de « suspension du jugement » (épochè), de non-assertion (aphasia), d'attitude d'« indifférence » (adiaphoria) , par lesquelles le pyrrhonisme entendait réduire l'entendement au silence et conquérir la quiétude de l'âme : la démarche sceptique et la démarche bouddhique ont assurément en commun de viser à ce que l'esprit se délivre de ses mirages et cesse de se pétrifier, même si l'attitude bouddhique apparaît beaucoup plus radicale.

La suspension du jugement que prône le scepticisme est censée conduire à une sagesse qui se définit toujours par des négations, l'ataraxie devant suivre la suspension du jugement comme l'ombre suit le corps. De la suspension du jugement naît, en effet, une situation d'équilibre que décrit le silence d'une imagination qui ne sait plus ni affirmer ni nier touchant la nature de l'objet : « La non-assertion (aphasia) est l'état de notre âme qui nous pousse à ne rien affirmer non plus que nier ›› (Sextus Empiricus, Hypotyposes, I, 192). Le scepticisme use par ailleurs de la stratégie de l'isosthénie (étant donné que les choses sont de soi indifférentes, afin de préserver l'équilibre de l'âme, il convient de suspendre son jugement dès lors qu'il y a autant de rationes pro que de rationes contra de forces égales pouvant être opposées à toute opinion, s'agissant par exemple de l'existence ou non des dieux, de la réalité ou non du nexux causal, etc.). Enfin, le scepticisme a également recours à la dialectique négative comme chez Sextus.

De son côté, le Bouddha prône également la suspension du jugement lorsqu'il refuse de s'engager dans les sables mouvants de la métaphysique spéculative et constructive : refusant de statuer sur les questions spéculatives du type « Le monde a-t-il un commencement ou bien est-il éternel, est-il fini ou bien infini ? L'âme existe-t-elle ou non, et subsiste-elle ou non après la mort, et, dans l'affirmative, est-elle consciente ou inconsciente ? », etc. (questions spéculatives qui ne sont d'ailleurs pas sans évoquer celles de la Dialectique transcendantale selon Kant), il préfère garder le silence en présence des « quatorze questions [spéculatives] à laisser sans réponse (caturdasâvyankritavastuni) ».

Mais en comparaison avec la démarche sceptique, il est clair que la démarche bouddhique accuse une radicalité sans commune mesure avec le scepticisme grec, puisqu'elle use d'une dialectique destructrice et évacuatrice dont la méthode a systématiquement recours à cette matrice déconstructive qu'est le « tétralemme » (catushkoti). Comme le déclare le grand dialecticien bouddhique Nâgârjuna (Ier-IIe s. de notre ère) : « [L'un ne saurait affirmer que] “Chaque chose est vraie” ; “chaque chose n'est pas vraie” ; “chaque chose est à la fois vraie et non vraie” ; ou bien [l'on ne saurait affirmer] “ni que chaque chose est vraie ni que chaque chose est non vraie” : tel est l'enseignement du Bouddha » (Nâgârjuna, Mâdhyamika Kârikâ, XVIII, 8).

Pareille méthode dialectique ne peut naturellement que fasciner Cioran de par sa radicalité :

« Je me suis replongé dans la philosophie hindoue et je retombe dans cette alternance d'apaisement et de désespoir inhérent à cette philosophie. Le bouddhisme mahâyâna, dont je me sens pourtant si près, me désarçonne complètement. La dialectique de Nâgârjuna, celle de Çandrakîrti, de Çântideva - elle détruit tous les concepts, toutes les superstitions, pour que la vacuité plus que jamais raffermie en tant que seule « réalité », on s'y accroche et on y puise consolation et force pour dompter ses passions. La visée morale est évidente derrière ce déploiement d'arguments destructeurs : on anéantit tout pour trouver la paix au bout. Tant que quelque chose est, on vit dans le trouble. Anéantissons l'édifice de nos pensées et de nos « volitions » et reposons-nous sur ses décombres. Il n'y a de paix que si l'on a deviné que tout est phantasme ; dès que quelque chose existe, on entre dans le drame. Il faudrait dire des qu'on croit que quelque chose existe, - car il ne s'agit que de nos folies et de nos emballements, lesquels ne cachent rien derrière eux, puisqu'il n'y a rien qu'eux ». Ainsi la conclusion que Cioran tire de la dialectique destructrice et évacuatrice de Nâgârjuna rejoint-elle ici Pyrrhon, en tant qu'il annule la différence de l'apparence et de l'être, et postule l'existence d'une apparence pure et sans extérieur, apparence universelle et absolue, qui est le tout. Cioran confie encore: «Tout ce que je pense des choses est résumé dans cette formule d'un représentant du bouddhisme tibétain : “Le monde existe, mais il n'est pas réel ».

Toujours est-il que la mise en œuvre de la méthode dialectique mâdhyamika, de par la suspension hyperbolique qu'elle induit, débouche sur un état de réceptivité spontanée où l'on s'ouvre à la Réalité par excellence, incommensurable, indéfinissable. Ouverture au mystère de la présence qu'incarna justement le Bouddha dans un épisode que prise Cioran, l'épisode fameux du sourire silencieux du Bouddha, épisode qui se déroula au Pic des Vautours à Râjagriha et qui est rétrospectivement regardé comme ayant marqué l'acte de naissance du Mahâyâna :

« Le Bouddha, devant ses disciples, prend une fleur de lotus et sourit, Tous se demandent quelle est la signification de ce geste. Un seul en comprit le sens : il sourit lui-même » ; « Le sourire du Bouddha. Il sourit quand, à la suite d'une série de questions sur le sens dernier du désir, du dégoût, de la sérénité, on lui demande : Quel est le but, le sens dernier du nirvâna ?

Le Bouddha qualifie cette question d'excessive, d'extrême ; elle ne comporte aucune réponse. Et il sourit. On a beaucoup épilogué sur ce sourire. Pourquoi n'y pas voir une réaction normale devant une question gênante, voire indiscrète, en tout cas impossible ? C'est ce que nous faisons chaque fois que quelqu'un nous interroge sur quelque chose qui ne comporte aucune réponse. C'est notre comportement devant le pourquoi absurde des enfants ou des malappris, des indiscrets. Nous sourions, parce que la réponse n'est pas possible, ceci parce que la question est dépourvue de sens ».

Il n'en demeure pas moins que cette identification du bouddhisme au scepticisme fait problème dans la mesure où la caractérisation du bouddhisme comme « scepticisme » demeure insuffisante et ne va pas sans difficultés. En effet, la démarche bouddhique, si elle comporte un versant de nature négative lorsqu'elle prône la suspension de toute affirmation dogmatique (telle est sa récusation ontologique qu'elle s'abstient d'affirmer aussi bien l'être que le non-être), ne s'adosse pas moins également à un versant de nature positive lorsqu'elle prescrit et exige l'adhésion à une doctrine-médecine qui, elle, répond à une position bien déterminée : lorsqu'il enseigna la doctrine des Quatre Nobles Vérités et la doctrine de l'impermanence des cinq agrégats, le Bouddha a assumé une position bien déterminée et réputée vraie parce que conforme à la nature profonde des choses. Or, l'adhésion requise ici n'a rien à voir avec une quelconque « foi », car elle consiste bien plutôt en une adhésion raisonnée puisqu'elle invite à mettre réflexivement à l'épreuve la vérité même de la doctrine-médecine bouddhique et à la tester in vivo dans ses bienfaits ou méfaits éventuels.

Sans doute Cioran aime-t-il à se présenter comme un « sceptique sui generis » qui « possède encore sur [l'autre] l'avantage de pouvoir s'ouvrir à des expériences d'un ordre différent, à celles des esprits religieux surtout, qui utilisent et exploitent le doute, en font une étape, un enfer provisoire mais indispensable pour déboucher sur l'absolu et s'y ancrer » (Cioran). Mais voilà, un de ses amis clairvoyant dénonce chez lui son fâcheux « automatisme du scepticisme », lequel, fatalement, ne pouvait que faire obstacle à l'adhésion requise : Cioran n'avoue-t-il pas déceler en lui « un penchant à la négation extrêmement accusé et dont dérivent tous mes autres goûts, en premier lieu celui sur la mystique. Tout m'ennuie, sauf quand il s'agit de détruire ce monde » (Cioran). C'est peu dire que Cioran est « un écorché érigé en théoricien du détachement, un convulsionnaire qui joue au sceptique » : son scepticisme est un « scepticisme pathétique », s'il est vrai que le scepticisme est « l'élégance de l'anxiété » en même temps que « la forme la plus subtile de l'intolérance ». Comme Cioran est loin de ce parangon de détachement et de ce modèle de douceur qu'était, paraît-il, Pyrrhon !

Aussi la notion de scepticisme chez Cioran ne laisse-t-elle pas d'être ambivalente : partagé entre un désir d'échapper à ce monde dont la vision lui est trop difficile à supporter et l'incapacité à renoncer aux passions du moi, Cioran troque la sérénité pyrrhonienne et bouddhique contre le vertige moderne : pris entre deux vertiges, Cioran fait alors l'expérience paradoxale et singulière d'un « scepticisme de la chute ». Seulement, ce « scepticisme de la chute » le condamne à ne jamais connaître la suspension et le détachement nécessaires à l'ataraxie. Comment, en effet, se détacher d'une suspension et suspendre une chute ? N'est-ce pas là un programme impossible à réaliser ? À travers l'écriture, Cioran tente alors de cohabiter avec lui-même ; son œuvre est l'histoire de cette cohabitation passionnelle au fil d'un itinéraire philosophique en proie à une sagesse impraticable puisque se niant sans cesse. [...]

François Chenet, Cioran, L'Herne.



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